MOT DU PRÉSIDENT
L’affaire Drouin
Soucieux de l’unité du combat pour le français de part et d’autre de la rivière des Outaouais, je me suis abstenu à ce jour de trop commenter l’affaire Francis Drouin. Je parle ici de cet élu ontarien à la Chambre des communes qui, le 6 mai dernier, en pleine séance du Comité permanent des langues officielles (CPLF), a traité les citoyens Frédéric Lacroix et Nicolas Bourdon d’« extrémistes » et de « pleins de marde » (vidéo)…
Ceux-ci témoignaient en tant qu’experts invités sur la distribution linguistique des dépenses publiques en matière de recherche et d’enseignement supérieur au Québec. Études et chiffres à l’appui, les deux chercheurs souhaitaient sensibiliser les membres du Comité aux effets anglicisants du surfinancement fédéral des institutions postsecondaires anglaises en ce pays (et du sous-financement corrélatif des françaises). Mal leur en prit!
C’en était trop pour le petit homme à la cravate verte, dont l’inaptitude radicale à penser le réel s’est soudain révélée au grand jour. Bête, grossier, méprisant, le bougre s’est montré incapable d’articuler le moindre argument. Ne lui restait plus que l’arme des faibles; l’insulte, l’attaque gratuite, ad hominem. Ça faisait pas mal dur, pour ainsi dire.
Par le fait même, la scène offrait un aperçu, à la fois navrant et spectaculaire, des ravages intellectuels occasionnés par la domestication politique des francophones, en cours depuis la Conquête. Toujours, je m’étonnerai de la dimension surdéterminante qu’atteint ce processus chez certains des nôtres, si prompts à s’écrier « vive nos chaînes! », si fiers de ce qui nous nie, si enthousiastes à chanter leur aliénation. Quelle honte. Quelle « médiocrité », dirait Maurice Séguin. Je ne veux pas être de ce pays-là.
Mais bon, je digresse… – De retour à nos moutons.
Une autre hypothèse veut que le député Drouin, en manque d’attention, ait pu mettre en scène son mauvais spectacle à des fins électoralistes… C’est du moins ce que suggère la chroniqueuse Françoise Boivin (ancienne du PLC et du NPD), qui le connaît bien. Est-ce donc si payant, en Ontarie, de cracher sur les défenseurs du français au Québec? C’est là un bien étrange loisir, s’il en est un.
Joignant ma voix au tollé généralisé, j’ai déjà fait savoir que le comportement grotesque et antiparlementaire de Drouin aurait dû lui coûter son siège au CPLF, de même que son poste à la présidence de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF).
Je note qu’il n’aura perdu ni l’un ni l’autre; que sa crédibilité. Reste donc à voir s’il perdra la prochaine élection!
J’aurais pu m’en tenir à ces quelques commentaires. Mais, certains événements récents me forcent à élaborer davantage.
L’AFO complice
Il y a d’abord eu cette sortie calamiteuse du président de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), Fabien Hébert, volant au secours de notre bully préféré. Dans une lettre adressée en bilingue au CPLF – et que l’éminent Pierre Allard qualifie de « déshonorante pour l’AFO » –, Hébert chante les louanges du député de Glengarry—Prescott—Russell. On y lit que depuis toujours, Drouin œuvre « pour le bien de la francophonie»; qu’il prend « la francophonie à cœur », etc. C’est fort attendrissant. Mais, au fait, si toutes ces belles qualités – dont je ne doute pas un instant – parlaient d’elles-mêmes autant qu’on le dit, à quoi bon un tel éloge? Peut-être, la réponse est-elle quelque part dans la question.
Du reste, pas une phrase, pas un seul mot dans ce texte sur les propos bouetteux en litige. Non plus, pas l’ombre du commencement d’un signe de sens critique de la part des signataires membres de l’AFO (car il y en a plusieurs). Comme s’il n’y avait aucune véritable distance hygiénique entre cet organisme dit « non partisan » et le principal intéressé, lui-même très proche de Justin Trudeau. Comme si l’impératif de sauver le soldat Drouin, famiglia oblige, éclipsait tout le reste, quitte à « renie[r] la raison d’être de l’AFO », dixit encore Pierre Allard.
Tout cela laisse entrevoir, une fois de plus, la trop profonde intégration du leadership franco-ontarien actuel aux visées du régime fédéral qui, comme chacun le sait, le tient par les bourses depuis les années 1980. C’est là un problème stratégique majeur, que nul ne saurait nier. Bien entendu, il ne s’agit pas de remettre en cause le rôle crucial de l’AFO en tant que dispensateur de services subventionnés à la population. Mais, j’estime qu’il serait dans l’intérêt de la francophonie en général, y compris de l’AFO, qu’un porte-parolat libre de toute attache partisane, et financièrement indépendant des pouvoirs publics, voie le jour.
Le cas Stéphanie Chouinard
Dans la foulée, le public radio-canadien a également eu droit aux savantes analyses de Stéphanie Couinard, professeure au Collège militaire royal du Canada. Se posant en arbitre éclairée du débat sur le fond, madame Chouinard, pour qui j’ai beaucoup d’estime, nous explique que les travaux de Lacroix et Bourdon « manque[raient] de nuances »…
À rebours de tout ce que l’histoire nous a appris, l’experte en science politique semble nier, d’une part, l’importance vitale que revêt pour toute minorité linguistique le principe de complétude institutionnelle, et d’autre part, le rôle éminemment structurant des institutions d’enseignement supérieur dans la dynamique des langues au Canada.
Radio-Canada n’ayant pas eu la décence d’offrir à Lacroix la possibilité d’intervenir à son tour, celui-ci a toutefois répliqué par la bouche de son blogue, en prenant la peine de compiler moult études au soutien de ses observations. En voici un extrait :
« [Mme Chouinard] affirme que “parce que j’utilise l’anglais au travail, dit-elle, ça ne veut pas dire que je l’utilise dans les commerces, que j’achète ma pinte de lait en anglais parce que j’ai étudié en anglais”. Selon elle, nous (Nicolas Bourdon et moi) “extrapolons les données de Statistique Canada” et que cette thèse de l’anglicisation par les études postsecondaires serait “forte en café” [sic]. Elle se range donc plus ou moins, les gros mots en moins, du côté du député libéral Francis Drouin. Est-ce que Mme Chouinard, une ardente défenderesse des francophones hors Québec et partisane d’universités “par et pour les francophones” est réellement en train de nous dire que la langue des études postsecondaires n’est pas vraiment importante? Si oui, il s’agit d’un foudroyant recul pour les franco-ontariens qui se battent depuis des décennies pour obtenir des universités de langue française et pour en avoir le contrôle. »
C’est un fait établi, archi établi, que la vitalité démographique d’une langue est inextricablement liée à son degré de vitalité institutionnelle… Comment diable se peut-il que nous soyons désormais réduits à rappeler pareille évidence! Après tout, telle a toujours été la plus grande de nos préoccupations; le sens même de tous nos combats, de toutes nos batailles pour le français… y compris pour un État français.
Conclusion
Entre 2001 et 2021 au Canada hors-Québec, la population ayant le français comme langue parlée le plus souvent à la maison, a accusé une chute tragique de 23 980 en nombres absolus, de 612 990 en 2001 à 589 010 en 2021 (–3,9 %).
Pendant ce temps, l’anglais progressait de 3 821 357, soit de 19 264 648 en 2001 à 23 086 005 en 2021 (+19,8 %).
S’agissant du poids du français parmi toutes les langues d’usage au Canada hors-Québec, il est passé de 2,7 % en 2001 à 2,1 % en 2021.
CANADA MOINS QUÉBEC
Langue parlée le plus souvent à la maison
Année |
Population totale | Français | Anglais | Autres langues | |||
N | % | N | % | N | % | ||
2001 | 22 513 460 | 612 990 | 2,7 | 19 264 648 | 85,6 | 2 635 822 | 11,7 |
2006 | 23 805 125 | 604 975 | 2,5 | 20 052 680 | 84,2 | 3 147 475 | 13,2 |
2011 | 25 305 220 | 618 965 | 2,4 | 21 140 735 | 83,5 | 3 545 515 | 14,0 |
2016 | 26 700 690 | 618 633 | 2,3 | 22 041 703 | 82,6 | 4 040 371 | 15,1 |
2021 | 28 214 050 | 589 010 | 2,1 | 23 086 005 | 81,8 | 4 539 028 | 16,1 |
Variation 2001-2021 | + 5 700 590 (+ 25,3 %) |
– 23 980 (- 3,9 %) |
– 0,6 point | + 3 821 357 (+ 19,8 %) |
– 3,7 points | + 1 903 206 (+ 72,2 %) |
+ 4,4 points |
Force est de constater qu’à terme, le régime canadien actuel, mêlé de grattonisme, conduit la francophonie à sa perte. On voit mal comment il sera possible de renverser la tendance sans que le régime lui-même ne change.
J’invite donc les vrais leaders de l’Acadie et du ROC français à se lever et à envisager d’autres avenues. Avec nous plutôt que contre nous, autant que possible.