Projet de loi 103 – Les méandres du cas par cas

20 novembre 2016

Michel Seymour, Le Devoir, 4 juin 2010. Michel Seymour est professeur au Département de philosophie de l'Université de Montréal et auteur de De la tolérance à la reconnaissance. Une théorie libérale des droits collectifs (Boréal, 2008) En ce sens, il ne suffit pas d'affirmer « l'importance d'assurer la pérennité de la langue française », car la Charte de la langue française est une condition du « vivre-ensemble » et non du « survivre-ensemble », comme c'est le cas pour l'anglais aux États-Unis, le français en France, l'allemand en Allemagne et l'italien en Italie. Nous avons le droit collectif de faire du français la langue publique commune du Québec et le droit d'instaurer le français comme langue de la citoyenneté. Ce droit impose une limitation raisonnable aux citoyens issus de l'immigration qui désirent résider au Québec, car il est l'expression du droit collectif du peuple québécois à l'autodétermination. ————- Le gouvernement du Québec vient de se conformer à la décision de la Cour suprême concernant la prétendue « inconstitutionnalité » de la loi 104. Cette loi québécoise visait à empêcher les citoyens issus de l'immigration de faire passer leurs enfants par l'école privée non subventionnée de langue anglaise pour être en mesure de les inscrire ensuite à l'école de langue anglaise publique. La Cour estime que les mesures contenues dans cette loi violent l'article 23 de la Constitution canadienne. Elle estime qu'il s'agit d'une limitation excessive des droits garantis par cet article, même si l'on tient compte de l'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés qui autorise des limitations aux droits individuels dans le cadre d'une société libre et démocratique. Le gouvernement libéral accrédite ce jugement avec le projet de loi 103. Des arguments nouveaux Quels sont les arguments invoqués? La Cour n'interprète pas les dispositions de la Charte de la langue française comme consacrant le droit collectif du peuple québécois d'imposer le français à titre de langue publique commune partout sur le territoire québécois. Car si tel était le cas, elle reconnaîtrait que le Québec a le droit de mettre en place une telle charte, peu importe que le statut de la langue française soit précaire ou non. Or, même si l'autorisation qui est faite aux citoyens issus de l'immigration de s'intégrer à l'une des deux communautés de langues officielles, y compris lorsque le territoire de résidence est le Québec, ne remet pas en cause la survivance de la langue française, cela heurte de plein fouet le droit collectif du Québec d'imposer le français comme langue publique commune partout sur son territoire. La Cour interprète plutôt les principes contenus dans la Charte de la langue française comme des mesures visant à assurer la survie de la langue française et empêcher son extinction. Ainsi, pour que la limitation à la liberté de l'enfant de s'intégrer à l'une des deux langues officielles soit acceptée, il faudrait selon la Cour pouvoir invoquer la survie de la langue française. Fragilité de la langue Mais il n'est pas nécessaire d'empêcher tous les citoyens canadiens issus de l'immigration d'envoyer leurs enfants à l'école anglaise au Québec pour assurer la survie de la langue française. La loi 104 est donc selon la Cour une mesure excessive. Bien sûr, si le phénomène se généralisait, il faudrait intervenir, mais ce serait au nom de la survie de la langue française. Mais puisque la Cour estime que cette survie n'est pas en cause ici, la loi 104 n'est pas une limitation raisonnable des droits identifiés à l'article 23(2). Pour la Cour suprême, la Charte de la langue française ne consacre donc pas le droit collectif du Québec de faire du français la langue officielle du Québec, car un tel droit perdure indépendamment de l'état dans lequel se trouve la langue. La Charte de la langue française est, aux yeux de la Cour, seulement une mesure transitoire provisoire. Elle sera acceptable aussi longtemps que les arguments portant sur la fragilité de la langue française seront acceptables. Voilà pourquoi la Cour cite les arguments en faveur de la Charte qui insistent sur la fragilité de la langue française et sur la survie de cette langue sur le continent nord-américain. Si la survie de la langue française était un jour assurée, la Charte de la langue française deviendrait caduque. Il ne s'agit donc pas, selon la Cour, d'un droit collectif. Car même si c'est peut-être une intervention devant avoir une application prolongée, la Charte québécoise demeure une sorte de politique de discrimination positive visant à corriger une situation instable, et elle ne saurait être comprise comme l'expression d'un droit qui pourrait être maintenu même si le sentiment d'insécurité des Québécois disparaissait. Il est important pour la Cour, comme on le voit, de rejeter implicitement une justification de la Charte de la langue française qui s'appuierait sur un droit collectif en tant que tel. Pour limiter les droits individuels, il faut être en mesure de faire bien plus que de simplement invoquer un prétendu droit collectif. Il faut être en mesure de montrer que la survie de la langue française est en cause. Parcours scolaire authentique? Or, le gouvernement Charest vient d'entériner ce raisonnement. Le gouvernement libéral a choisi de s'engluer dans les méandres du cas par cas. Il s'agit d'évaluer pour chaque élève s'il est engagé dans un parcours scolaire authentique. Cette idée a été suggérée par la Cour suprême elle-même. C'est que la Cour reconnaît une certaine légitimité à la loi 104. Elle reconnaît que si le passage par les écoles privées se généralisait, cela mettrait en cause la survie de la langue française. Il faut donc appliquer des balises. Il faut que le parcours de l'enfant inscrit dans une école privée non subventionnée soit un « parcours scolaire authentique » pour lui accorder ensuite le droit d'aller à l'école anglaise subventionnée. Le parcours sera authentique s'il ne s'agit pas d'une école passerelle qui cherche essentiellement à offrir le moyen de contourner la Charte de la langue française et si le séjour de l'enfant n'est pas de trop courte durée. On peut d'ores et déjà prédire que les décisions prises par le gouvernement seront souvent jugées inappropriées et feront l'objet de contestations juridiques. Une Constitution interne pour le Québec Il est grand temps d'adopter une Constitution interne dans laquelle la Charte québécoise des droits et libertés et la Charte de la langue française seraient enchâssées et interprétées. Il faudrait notamment proposer un cadre interprétatif à la Charte de la langue française pour que celle-ci ne soit plus perçue seulement comme un instrument provisoire visant à assurer la survie de la langue française. En ce sens, il ne suffit pas d'affirmer « l'importance d'assurer la pérennité de la langue française », car la Charte de la langue française est une condition du « vivre-ensemble » et non du « survivre-ensemble », comme c'est le cas pour l'anglais aux États-Unis, le français en France, l'allemand en Allemagne et l'italien en Italie. Nous avons le droit collectif de faire du français la langue publique commune du Québec et le droit d'instaurer le français comme langue de la citoyenneté. Ce droit impose une limitation raisonnable aux citoyens issus de l'immigration qui désirent résider au Québec, car il est l'expression du droit collectif du peuple québécois à l'autodétermination. Source.

 

Projet de loi 103 – Les méandres du cas par cas

4 juin 2010 |Michel Seymour – Professeur au Département de philosophie de l'Université de Montréal et auteur de De la tolérance à la reconnaissance. Une théorie libérale des droits collectifs (Boréal, 2008) | Actualités en société
Le gouvernement du Québec vient de se conformer à la décision de la Cour suprême concernant la prétendue «inconstitutionnalité» de la loi 104. Cette loi québécoise visait à empêcher les citoyens issus de l'immigration de faire passer leurs enfants par l'école privée non subventionnée de langue anglaise pour être en mesure de les inscrire ensuite à l'école de langue anglaise publique.

La Cour estime que les mesures contenues dans cette loi violent l'article 23 de la Constitution canadienne. Elle estime qu'il s'agit d'une limitation excessive des droits garantis par cet article, même si l'on tient compte de l'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés qui autorise des limitations aux droits individuels dans le cadre d'une société libre et démocratique. Le gouvernement libéral accrédite ce jugement avec le projet de loi 103.

Des arguments nouveaux

Quels sont les arguments invoqués? La Cour n'interprète pas les dispositions de la Charte de la langue française comme consacrant le droit collectif du peuple québécois d'imposer le français à titre de langue publique commune partout sur le territoire québécois. Car si tel était le cas, elle reconnaîtrait que le Québec a le droit de mettre en place une telle charte, peu importe que le statut de la langue française soit précaire ou non.

Or, même si l'autorisation qui est faite aux citoyens issus de l'immigration de s'intégrer à l'une des deux communautés de langues officielles, y compris lorsque le territoire de résidence est le Québec, ne remet pas en cause la survivance de la langue française, cela heurte de plein fouet le droit collectif du Québec d'imposer le français comme langue publique commune partout sur son territoire.

La Cour interprète plutôt les principes contenus dans la Charte de la langue française comme des mesures visant à assurer la survie de la langue française et empêcher son extinction. Ainsi, pour que la limitation à la liberté de l'enfant de s'intégrer à l'une des deux langues officielles soit acceptée, il faudrait selon la Cour pouvoir invoquer la survie de la langue française.

Fragilité de la langue

Mais il n'est pas nécessaire d'empêcher tous les citoyens canadiens issus de l'immigration d'envoyer leurs enfants à l'école anglaise au Québec pour assurer la survie de la langue française. La loi 104 est donc selon la Cour une mesure excessive. Bien sûr, si le phénomène se généralisait, il faudrait intervenir, mais ce serait au nom de la survie de la langue française. Mais puisque la Cour estime que cette survie n'est pas en cause ici, la loi 104 n'est pas une limitation raisonnable des droits identifiés à l'article 23(2). 

Pour la Cour suprême, la Charte de la langue française ne consacre donc pas le droit collectif du Québec de faire du français la langue officielle du Québec, car un tel droit perdure indépendamment de l'état dans lequel se trouve la langue. La Charte de la langue française est, aux yeux de la Cour, seulement une mesure transitoire provisoire. Elle sera acceptable aussi longtemps que les arguments portant sur la fragilité de la langue française seront acceptables. Voilà pourquoi la Cour cite les arguments en faveur de la Charte qui insistent sur la fragilité de la langue française et sur la survie de cette langue sur le continent nord-américain. Si la survie de la langue française était un jour assurée, la Charte de la langue française deviendrait caduque. Il ne s'agit donc pas, selon la Cour, d'un droit collectif. Car même si c'est peut-être une intervention devant avoir une application prolongée, la Charte québécoise demeure une sorte de politique de discrimination positive visant à corriger une situation instable, et elle ne saurait être comprise comme l'expression d'un droit qui pourrait être maintenu même si le sentiment d'insécurité des Québécois disparaissait.

Il est important pour la Cour, comme on le voit, de rejeter implicitement une justification de la Charte de la langue française qui s'appuierait sur un droit collectif en tant que tel. Pour limiter les droits individuels, il faut être en mesure de faire bien plus que de simplement invoquer un prétendu droit collectif. Il faut être en mesure de montrer que la survie de la langue française est en cause. 

Parcours scolaire authentique?

Or, le gouvernement Charest vient d'entériner ce raisonnement. Le gouvernement libéral a choisi de s'engluer dans les méandres du cas par cas. Il s'agit d'évaluer pour chaque élève s'il est engagé dans un parcours scolaire authentique. Cette idée a été suggérée par la Cour suprême elle-même. C'est que la Cour reconnaît une certaine légitimité à la loi 104. Elle reconnaît que si le passage par les écoles privées se généralisait, cela mettrait en cause la survie de la langue française. Il faut donc appliquer des balises. Il faut que le parcours de l'enfant inscrit dans une école privée non subventionnée soit un «parcours scolaire authentique» pour lui accorder ensuite le droit d'aller à l'école anglaise subventionnée. 

Le parcours sera authentique s'il ne s'agit pas d'une école passerelle qui cherche essentiellement à offrir le moyen de contourner la Charte de la langue française et si le séjour de l'enfant n'est pas de trop courte durée. On peut d'ores et déjà prédire que les décisions prises par le gouvernement seront souvent jugées inappropriées et feront l'objet de contestations juridiques.

Une Constitution interne pour le Québec

Il est grand temps d'adopter une Constitution interne dans laquelle la Charte québécoise des droits et libertés et la Charte de la langue française seraient enchâssées et interprétées. Il faudrait notamment proposer un cadre interprétatif à la Charte de la langue française pour que celle-ci ne soit plus perçue seulement comme un instrument provisoire visant à assurer la survie de la langue française.

En ce sens, il ne suffit pas d'affirmer «l'importance d'assurer la pérennité de la langue française», car la Charte de la langue française est une condition du «vivre-ensemble» et non du «survivre-ensemble», comme c'est le cas pour l'anglais aux États-Unis, le français en France, l'allemand en Allemagne et l'italien en Italie. Nous avons le droit collectif de faire du français la langue publique commune du Québec et le droit d'instaurer le français comme langue de la citoyenneté. Ce droit impose une limitation raisonnable aux citoyens issus de l'immigration qui désirent résider au Québec, car il est l'expression du droit collectif du peuple québécois à l'autodétermination.

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Michel Seymour – Professeur au Département de philosophie de l'Université de Montréal et auteur de De la tolérance à la reconnaissance. Une théorie libérale des droits collectifs (Boréal, 2008)

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