Un texte de Daniel Gagné

Le verdict est tombé : d’ici 2036, 7 % de la population du Québec ne parlera plus français à la maison par rapport à 2011¹. Déjà, 49 % des Québécois affirment employer couramment une langue autre que le français au travail (68 % sur l’île de Montréal)². Des chiffres qui, convertis en grays (mesure de la radioactivité), déclencheraient tout un arsenal de sirènes et de lumières rouges clignotantes. C’en est au point où la situation prend des airs de catastrophe nucléaire soviétique. Pour mémoire, la fusion du cœur du réacteur nucléaire de Tchernobyl de 1987 s’est fait l’émanation d’un système politique rongé de l’intérieur par le mensonge sur lequel il tenait. De la même manière, il ne me semble pas saugrenu d’avancer que le mensonge sur lequel le bilinguisme institutionnel canadien légué par Pierre Elliott Trudeau repose, à savoir que l’anglais et le français sont sur un pied d’égalité au pays grâce au Québec français, a conduit à l’irréparable. Pour le dire plus clairement, la fusion est pognée dans le cœur du réacteur à anglicisation.
Pourtant, il s’en trouvera toujours pour jeter une couverture sur l’incendie, prétextant que le feu est pris ailleurs : « Bien oui, la langue, c’est important, mais la pandémie, mais le réchauffement climatique, mais la relance économique, mais les Premières Nations, mais l’immigration, mais… »
« Quand la maison brûle, on ne s’occupe pas des écuries », philosophait un ministre français.
Mais au-delà des chiffres, pourquoi tout ce foin pour une langue ? Et d’abord, à quoi ça sert, la langue ?
Les esprits comptables répondront sans trop se fatiguer : à communiquer, comme ils répondraient « un sept dollars bien investi » à « qu’est-ce qu’une poutine ? ».
Il est de bon ton dans une société qui se flatte presque de ne plus croire en rien, alors qu’elle n’a jamais autant communié à l’autel de la fiction³, de voir dans cette définition un constat réaliste : il faut bien appeler un chat, un chat. Or, le chat, justement, pour le Japonais, a neuf vies, au terme desquelles il perd sa queue ; pour Schrödinger, il est à la fois mort et vivant ; on le verra botté chez Perreault ou dans le sac chez Gilles Groulx.
On comprendra par l’exemple que le mot et la langue échappent à une fonction purement communicationnelle, car ils sont portageurs d’un imaginaire et d’un affect. Entendre le mot « référendum » ramène à tout Québécois la figure paternelle d’un vieil homme dodelinant au sourire triste, qu’on ait grandi avec René Lévesque ou non, ou qu’on ait vécu le Grand Soir ou non, parce que la mémoire des peuples est inscrite dans leur langue. Encore aujourd’hui, je m’étonne à la vue des regards graves qui illuminent ma salle de classe à la simple mention de « Dédé » Fortin. Contrairement à l’idée reçue, les jeunes ont soif de ces moments mystérieux où une voix nous élève au-dessus des lourdeurs du quotidien dont on sort chancelant, comme si le monde avait discrètement dévié de son axe en notre absence : ces moments se nomment « Speak White », « Le pont Mirabeau », « Sécurité, Solidarité, Respectabilité », « Paysage » et « Soir d’hiver ».
Ces moments sont cruciaux dans le développement de l’identité non parce qu’ils font aimer le français (il faut choisir ses moulins à vent), mais parce qu’ils enseignent au citoyen en instance de la Cité que la langue qu’il parle au quotidien a le pouvoir de magnifier le réel au même titre que l’anglais. Sans être barde soi-même, l’élève se découvre une voix noble en l’empruntant à Lalonde, Apollinaire, Bourgault, Baudelaire ou Nelligan, et, chemin faisant, associe sa langue à l’idée de dignité. Rappelons que l’objectif poursuivi par les architectes du cégep comme Guy Rocher tenait à ce que les Québécoises et Québécois de demain se sentent libres de s’épanouir dans toutes les sphères de leur existence dans leur langue maternelle, sans que la poésie n’ait à rougir d’eux, pour paraphraser Gaston Miron. Si les Américains dominent aujourd’hui le champ de l’imaginaire, c’est entre autres parce qu’ils ont compris que la langue permet d’abolir les frontières du possible. Dans son roman Drive, James Sallis écrit que « l’histoire de l’Amérique est avant tout celle d’une frontière qui recule⁴ ». Le rôle de l’enseignante et de l’enseignant de français du primaire au collégial n’est-il pas justement d’inviter l’élève à repousser les frontières de l’imaginaire dans la langue qui lui est propre ?
Lorsque j’aborde le cours de littérature québécoise, j’aime à révéler que la vision du premier Français à pénétrer au Québec a pris pays en nous par la diffusion d’un extrait du film Pour la suite du monde de Pierre Perrault. Dans une scène qui rappelle l’incipit de la Genèse, Perreault recrée l’acte de naissance de L’Isle-aux-Coudres (remarquez l’orthographe d’« Isle ») à travers la voix de son doyen, sorte de passeur de mémoire de l’île. Celui-ci récite le passage des Relations de Jacques Cartier où le navigateur décrit sa découverte de l’île, sur laquelle, dit-il, « y a plusieurs couldres […] et pour ce la nommasmes l’isle es Couldres ». Perreault montre que la langue a un pouvoir performateur : par la parole, qui traduisait sa vision, Cartier a pour ainsi dire donné vie à L’Isle-aux-Coudres pour la suite du monde. Prononcer L’Isle-aux-Coudres, c’est faire serment de continuité, c’est retrouver le regard du premier Français à la contempler et à lui donner un visage à notre image. Parler français, c’est remonter le fleuve du temps et de l’espace, c’est entrer en dialogue avec un passé et un devenir collectifs, c’est dire le monde dans tous ses clairs-obscurs avec les mots qui ont précédé notre venue et y ont présidé. C’est exister d’une manière qui ne peut être dite dans aucune autre langue.
Imaginaire, affect, dignité ; reste le prestige.
Je suis au bac de lettres, hiver 2010. Devant moi, solidement campée sur des talons dont elle semble puiser une force chtonienne (elle enseignait sans micro dans un amphithéâtre de 120 places), une jeune femme aux cheveux courts, voix à écorner les bœufs. Le verbe franc. Anne-Marie Beaudoin-Bégin (l’insolente linguiste), férue d’italien elle-même, nous raconte que la langue qui cartonnait à la cour de France au XVIe siècle était l’italien : la reine Catherine de Médicis l’avait emportée en dote avec son or florentin et ses courtisans auréolés du raffinement de la Renaissance. Sous leur influence, les nobles français troquèrent le grenon pour la moustache ; on se prit de passion pour l’opéra et le ballet ; les soudards devinrent soldats. On estime à 8000 le nombre d’italianismes qui pénétrèrent la langue française, dont 800 sont toujours d’usage. Quid des quelque 7200 autres mal-aimés ? Une autre mode les aura balayés par la trappe. C’est d’ailleurs le français qui prit d’assaut les cours européennes à partir du siècle suivant, sous l’impulsion de Louis XIV. Dans Les âmes mortes, Nicolaï Gogol se plaint justement des bals à la française, cette « absurde invention » qui « ne convient ni à l’esprit ni au tempérament russes », « [p]arce que, à quarante ans, les Français sont aussi enfants qu’ils l’étaient à quinze, il faut que nous les imitions⁵ ! ».
La langue est ainsi un vecteur d’inclusion et d’exclusion sociale par lequel un individu négocie son acceptabilité dans un groupe. On l’entend avec l’alternance du français à l’anglais (alternance codique), particulièrement audible autour des tables à pique-nique, une sorte de jeu linguistique entre jeunes initiés qui tient lieu de marqueur social aux côtés du combiné chaussettes blanches et sandales de piscine. Qui veut faire partie du groupe doit en maîtriser les codes. Quelle différence, alors, entre ce réflexe obstinément humain et celui des courtisans de la Renaissance ?
On peut déjà avancer sans gêne que le pouvoir de rayonnement dont bénéficie l’anglais ne connait aucune égale mesure avec celui des langues de prestige qui l’ont précédé depuis le latin : si aussi peu d’italianismes ont traversé les siècles, c’est moins parce qu’ils sont vite passés de mode que parce qu’ils étaient la chasse gardée d’une petite élite. Seuls les mots les plus utiles ont pris racine dans les soubassements de l’édifice social. Plus près de nous, plutôt que de s’embarrasser d’abattre les murs du palais, l’économie de marché et le World Wide Web les ont criblés de soupiraux qui donnent sur les salons, chambres et cabinets du monde entier, au point où il faut s’envisager troglodyte ou none pour échapper à ce manspreading culturel.
Du reste, s’il est vrai que l’image a été de tout temps manipulée par les puissances pour servir le mythe de leur supériorité, le peuple s’en est toujours royalement foutu, faisant évoluer sa propre culture en parallèle de celle des élites lettrées et initiées aux codes des beaux-arts.
C’était avant l’industrialisation de l’image par le septième art.
Culture et consommation sont dès lors libres de convoler en justes noces, et voilà la conscience des jeunes Québécois prise entre l’arbre et l’écorce : « où vis-je ? où vais-je ? », prophétisait le poète. Ma mère et mon enseignante me parlent français, mais mon imaginaire me parle américain. Dans cette situation de diglossie⁶ où le français est relégué à la sphère privée, le Québécois grandit en immigrant dans un univers où il cherche en vain son image et où sa patrie se borne à la niche familiale.
Pourtant, renverser le rapport de force du côté français en s’adressant à l’imaginaire collectif ne relève pas de la fantaisie : c’est la seule voie réaliste qui s’offre à un peuple qui s’inquiète de son avenir.
À cette fin, l’État doit générer un sentiment fort d’identification à la culture québécoise en investissant le champ des plateformes numériques. Les chantiers de cette nouvelle Révolution tranquille devront poursuivre la même mission que leurs prédécesseurs : prouver aux Québécoises et aux Québécois, pour emprunter le mot d’un conquérant d’imaginaire, qu’impossible n’est pas français.
²Ibid
³Louis Cornelier, « Pandémie d’écrans », Le Devoir, décembre 2020, https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/592467/essai-pandemie-d-ecrans
⁴James Sallis, Drive, Rivages, 2006, p. 172
⁵Nicolaï Gogol, Les âmes mortes, Gallimard (Folio classique), 1973, p. 203-204.
⁶Se dit d’une situation linguistique d’un groupe humain qui pratique deux langues en leur accordant des statuts hiérarchiquement différents (Larousse en ligne).