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« Cueillez-le, M. Legault ! Sans quoi Montréal continuera de s’angliciser et ce, malgré le PL 96. »
Monsieur le premier ministre,
Le Mouvement Québec français (MQF), que j’ai l’honneur de présider, aura bientôt 50 ans. À sa fondation, je venais à peine de célébrer mes… moins 16 ans. J’en ai aujourd’hui 34.
Cela fait environ une décennie et demie que je consacre ma jeunesse à l’avancement de notre langue nationale. Comme tous les acteurs sérieux de ce combat vital, j’ai réalisé assez tôt dans mon engagement que faute d’appliquer la loi 101 au cégep, le Québec français, comme pôle d’appartenance commune, est condamné d’avance à déchoir au profit de l’anglosphère, à commencer par Montréal, notre seule métropole.
Pendant longtemps, cette revendication fut reçue à la manière d’une proposition suspecte, déphasée, « radicale »…
Je caricature à peine en disant qu’on nous dépeignait comme de méchants patriosaures, déterminés à saboter l’avenir d’une poignée d’étudiants n’aspirant qu’à « s’ouvrir sur le monde » par le détour de Westmount et du collège Dawson… On nous reprochait de vouloir interdire à ces jeunes « adultes », fraîchement sortis du secondaire, d’aller y « pratiquer » la belle langue de Shakespeare, pour mieux s’épanouir… Sur le mode « cela est, donc cela doit être », on nous taxait, du même souffle, d’être allergiques au monde réel où dominent, il est vrai, l’anglais et la culture américaine, et surtout de pécher contre le prétendu droit au « libre-choix » linguistique en matière d’éducation postsecondaire, presque érigé au rang de Onzième commandement… Plus fondamentalement, on nous accusait de crier au loup, sinon de soulever de faux problèmes… Car, dans l’esprit – un brin naïf et peu perspicace – de nos contempteurs, le fait d’étudier en anglais n’aurait strictement aucune incidence, ni sur la dynamique linguistique à Montréal, ni sur l’érosion de la vitalité du français comme langue commune et langue du travail, ni sur le déclassement progressif de nos cégeps et universités de langue française…
Puis, vint le temps des bilans. Catastrophiques.
D’après les travaux de Frédéric Lacroix, les cégeps de langue anglaise dans l’île de Montréal captent aujourd’hui environ la moitié (!) des effectifs préuniversitaires de la région et… 95 % (!!) de leur croissance. C’est dire que si la situation perdure, le postsecondaire français est inexorablement appelé à occuper une part minoritaire au cœur même de la « métropole français des Amériques », lors même qu’il devrait être la norme.
Certains auront trouvé astucieuses les dispositions du projet de loi no 96 (PL 96) visant le plafonnement de la clientèle du réseau anglais… Au regard des projections, la méthode proposée n’apportera pourtant aucun changement tangible à la dynamique linguistique de l’éducation supérieure à Montréal, ni à court terme, ni même à long terme.
Par ailleurs, on apprenait récemment que les collèges anglomontréalais servent désormais une majorité d’allophones. Rappelons que selon les travaux de l’Institut de recherche sur le français en Amérique (IRFA), 72 % (!!!) des allophones – et 54 % (!!!!) des francophones – fréquentant ce réseau feront ensuite profession dans la langue de Durham.
Le PL 96 ne stoppera pas non plus ce phénomène.
Et non, l’idée d’imposer l’épreuve de français aux finissants allos et francos des cégep anglais n’améliorera guère davantage, en soi, la vitalité institutionnelle de notre langue commune.
Car, le facteur déterminant dans la pérennité d’une langue n’est pas simplement le fait qu’elle soit apprise, comprise, maitrisée, mais bien qu’elle s’impose réellement en tant que langue commune et incontournable du milieu où évoluent les locuteurs. Autrement dit, apprendre à converser en français dans le cadre d’un cours en francisation, réussir l’examen de fin d’études collégiales en français, savoir rédiger des travaux dans cette langue, c’est très bien, mais cela ne garantit en rien que l’on interagira en français dans la vie réelle. Or, sachant que 50 % des cégépiens préuniversitaires à Montréal évoluent chaque jour dans un environnement où c’est plutôt l’anglais qui fait office de langue commune de la socialisation, comment s’étonner, dès lors, que pour bon nombre d’entre eux, cette langue soit ensuite, tout naturellement, celle de la vie, du travail, du foyer, jusqu’à devenir éventuellement la langue maternelle de leur progéniture ? Pis encore, même chez les jeunes francophones de l’île de Montréal âgés de 15 à 24 ans, on observe un phénomène d’anglicisation nette qui, en 2016, s’établissait à 5,9 %, comme l’a relevé le réputé Charles Castonguay.
Cette dynamique vient pratiquement annuler l’essentiel des efforts mis en œuvre aux fins de la francisation des allophones. Pour l’illustrer concrètement, en 2015, on comptait 10 912 allophones au cégep anglais. La même année, la cohorte des programmes de francisation du gouvernement représentait très précisément 8 542 personnes. De ces 8 542 personnes, seules 781 (9,1 %) en sont ressorties avec un niveau fonctionnel en français oral, 455 (5,3 %) en compréhension du français écrit et 316 (3,7 %) en écriture. Analysées par Frédéric Lacroix pour le compte du MQF, ces données sont tirées du rapport 2017-2018 de la Vérificatrice générale. On ne saurait négliger, par ailleurs, qu’une proportion très significative de nouveaux arrivants allophones et notamment d’immigrants temporaires – ces derniers totalisaient environ 160 000 au 31 décembre 2019 – échappent à tout processus de francisation. Pour paraphraser notre expert, il s’ensuit que le Québec anglicise beaucoup plus les allophones par le « haut » (du fait de l’anglobilinguisation de notre éducation publique supérieure), qu’il ne les francise par le « bas » (au moyen des cours en francisation).
De surcroît, il a été démontré que les institutions collégiales anglaises au Québec nourrissent et se nourrissent de la croissance notable du nombre d’étudiants dans les universités anglaises. À ce titre, depuis 2018, les effectifs de l’Université Concordia dépassent ceux de l’UQÀM. C’est sans compter la multiplication des programmes anglais ou anglobilingues dans nos institutions de langue française. La préséance de l’anglais comme langue de la recherche, y compris chez les intellectuels francophones. La sur-complétude institutionnelle du réseau anglais, liée en grande partie à son sur-financement public et donc au sous-financement corrélatif du réseau français. L’expansion apparemment sans limite du petit empire mcgillois, qui est en voie d’hériter des installations de l’ancien Royal Vic d’une valeur de plus de 700 millions, gracieuseté de l’État. Le projet d’agrandissement de Dawson, au coût de 100 millions. L’absence de statut linguistique officiel pour les cégeps et les universités (seul problème que le PL 96 viendra vraiment pallier). Le marché des étudiants étrangers qui représente une véritable manne. Le fait qu’un établissement public comme le cégep de la Gaspésie peut tout bonnement s’autoriser à créer une filiale privée et unilingue anglaise (à Montréal !). Le lobbysme affairiste et anglomane de la Fédération des cégeps, un organisme privé mais financé à même le budget de ses entités membres, autrement dit par les fonds publics. Les enveloppes fédérales vouées à l’essor de l’anglais, qu’Ottawa considère comme une langue « minoritaire » [sic]. Les tentatives de création d’un nouveau cégep bilingue à Vaudreuil-Dorion, etc., etc., etc.
Le déclassement avéré de la langue française comme langue des études supérieures, et donc du travail, et donc de l’économie québécoise (où les Michael Rousseau se comptent par centaines), et donc de la citoyenneté, et donc de la vie adulte ; ce déclassement a fait dire au professeur Marc Chevrier qu’en réalité, le statut du français au Québec y est essentiellement celui d’une « langue infantile » dont il est plus commode de s’émanciper dès la sortie de l’école secondaire…
Puis, vint le temps du débat.
Le dégivrage du débat sur langue, après des années d’hibernation, aura enfin permis aux voix pro cégep français à se faire entendre plus clairement. Au grand dam des partisans forcenés du statu quo, tous les épouvantails et autres objections fallacieuses que l’on nous a si souvent opposés auront fini par perdre en efficacité.
Ainsi, contrairement aux inepties trop souvent entendues en la matière, je me permets une fois de plus ces quelques rectifications, en guise de rappel.
1) La vaste majorité des cégépiens sont mineurs au moment leur inscription.
2) La vaste majorité des étudiants au cégep anglais sont déjà anglobilingues avant même d’y mettre les pieds. Ils n’y vont pas pour « apprendre » ou « pratiquer » leur anglais, mais bien pour accéder à une sphère d’opportunités qu’ils jugent plus intéressante pour leur vie sociale et professionnelle. Et non, le niveau de compétence en anglais n’est pas un problème au Québec, sachant que notre population affiche un taux d’anglobilinguisme individuel parmi les plus élevés au monde, notamment chez les jeunes…
3) La vraie question qui nous occupe n’est pas tant celle du « libre-choix » – du « j’ai l’doua », mais bien de savoir qui donc devrait acquitter la facture de ce libre-choix. Devrait-on faire payer ce libre-choix à l’ensemble des contribuables québécois, ou plutôt à l’individu qui souhaite l’exercer ? La nation québécoise ne possède-t-elle pas, elle aussi, un « libre-choix » ; celui d’en décider démocratiquement ? Telle est la question, déjà tranchée en 1977 dans le cas du primaire et du secondaire…
4) Dans l’écrasante majorité des sociétés linguistiquement normales à travers le monde, un tel « libre-choix », financé à 100 % par l’État, n’est tout simplement pas pensable, car l’instruction publique s’y offre dans la langue nationale, tout simplement. D’ailleurs, cela n’empêche en rien ces différentes sociétés de se montrer parfaitement « ouvertes sur le monde ». Cela ne les empêche pas non plus de propager avec succès le multilinguisme individuel, à l’instar des Pays-Bas, de l’Allemagne ou de l’Espagne…
5) Ce n’est pas parce que la mondialisation se fait en anglais qu’il faut s’angliciser comme nation.
On ne saurait perdre de vue que l’anglo-mondialisation se présente partout sur la planète comme une constante, un phénomène universel affectant, là encore, l’ensemble des sociétés et des nations évoluant en périphérie du bloc anglo-saxon. Pour autant, on n’en voit aucune s’angliciser collectivement et structurellement, à la manière du Québec. Prenons un exemple aussi concret qu’évident : à l’inverse ce qui se passe chez nous, l’anglais ne capte certes pas, dans ces différentes sociétés, la moitié des substitutions linguistiques des nouveaux arrivants allophones… Bien au contraire, dans la plupart des pays, y compris au Canada anglais (quelle ironie !), 99 % des allophones adopteront, tôt ou tard, la langue du pays. Cela s’explique en ce que ces nations sont linguistiquement normales ; c’est-à-dire que la langue nationale s’y impose partout, presque naturellement, comme seule langue commune. Est-ce vraiment trop demander qu’il en soit de même chez nous ?
Puis, vint le changement de paradigme que l’on connaît.
Le moins que l’on puisse dire, Monsieur le premier ministre, c’est que nous ne sommes plus seuls de notre camp. Ces dernières années, on ne compte plus les experts, organisations et personnalités de tous horizons idéologiques – et pas les moindres, s’étant résolument déclarés pour la loi 101 au cégep. De Louise Deschâtelets à Guy Rocher en passant par Jacques Girard, Akos Verboczy, Christian Dufour et des dizaines d’autres, tous conviennent de la nécessité et du caractère tout à fait raisonnable d’une telle proposition. Plus encore, le dernier sondage sur la question a fait état d’une majorité de Québécois favorables à cette mesure, dont une majorité absolue de francophones (6 sur 10).
Le fruit est mûr. Cueillez-le donc, Monsieur Legault ! L’Histoire vous en saura gré.
Ce n’est pas comme si vous ne bénéficiez pas de la marge de manœuvre suffisante pour ce faire, vu le niveau astronomique des intentions de vote qui s’expriment en faveur de la CAQ par les temps qui courent…
Sans doute, les Québécois ont-ils encore à la mémoire vos fameux propos qualifiant d’« extrémiste » la proposition qui est la nôtre. C’est là une grave erreur politique, mais que nous sommes parfaitement disposés à vous pardonner. Après tout, ce n’est ni votre première, ni votre dernière bourde. Alors, rassurez-vous, on ne vous demandera pas d’aller présenter vos excuses à l’« extrémiste » Emmanuelle Latraverse non plus qu’à feu l’« extrémiste » Bernard Landry qui, après avoir combattu cette solution par le passé, s’y était lui-même fermement rallié…
Un autre de plus illustres prédécesseurs, le premier ministre René Lévesque, a dû jongler lui aussi avec les quilles en verre du dossier de la langue ; un dossier qui ne ressemble à aucun autre. On se souviendra que monsieur Lévesque n’était pas d’accord, à titre personnel, avec plusieurs des dispositions plus « costaudes » du projet de loi no 101. À l’époque, ces mesures provoquaient d’ailleurs infiniment plus de remous que n’en suscite aujourd’hui l’idée d’appliquer la loi 101 au cégep… Malgré cela, Lévesque a eu la clairvoyance – salutaire – de faire confiance à son illustre ministre, Camille Laurin, pour l’essentiel de son programme. Par-là, il a su reconnaître l’expertise extraordinaire développée par ce dernier, ainsi que le talent remarquable des contributeurs de haut niveau qui l’entouraient alors ; Guy Rocher, au premier chef. C’est ce même Guy Rocher qui n’a pas hésité en commission parlementaire à qualifier d’« erreur » l’omission par les pères de la loi 101 d’inclure le monde collégial au titre du champ d’application des mesures scolaires de la Charte de la langue française. Et c’est ce même Guy Rocher qui, toujours aussi solide et lumineux du haut de ses 97 ans, exhorte l’Assemblée nationale à corriger cette erreur, enfin.
Puissiez-vous donc, Monsieur Legault, vous inspirer de la déférence affichée à l’époque par monsieur Lévesque envers les Camille Laurin et les Guy Rocher de ce monde, en donnant le go à votre ministre à vous, Simon Jolin-Barrette, dont on devine aisément la position favorable au cégep français. Cette décision nécessaire, cette décision courageuse, cette décision nationale, vous ne la regretterez jamais.
Par Maxime Laporte, avocat
Président du Mouvement Québec français
15 novembre 2021.